Les Singer et les Lévy, regards croisés au musée d'art moderne de Troyes

©Bart Van Der Leck, Photographie de Anna et William Singer, Denise et Pierre Lévy, Anton Mauve, Kees van Dongen, Portrait de William et Anna Singer, Vue de la galerie d'art de la villa Nederheem, Ferdinand Hart Nibbrig, Henri Le Sidaner, George Hendrik Breitner.

Denise et Pierre Lévy, à l'origine d'une importante collection cédée à l'Etat par une donation en 1976, puis une dation en 1982 à l'unique condition qu'elle soit exposée à Troyes explique pourquoi le musée d'art moderne est un musée de collectionneurs. Situé dans l'un des joyaux du patrimoine troyen (palais de l'ancien évêché proche de la cathédrale), le musée reflète cette approche intime et singulière d'un couple de passionnés. Leur approche figurative et puriste du cubisme qui les a fait se pencher notamment sur Roger de la Fresnaye ne pouvait que motiver mon voyage à lui seul ! Pour l'heure il s'agit d'étudier leurs affinités électives avec un autre couple de collectionneurs néerlandais : Anna et William Singer, fils du magnat de l'acier Willam Henry Singer, lui même artiste. Ces deux industriels Pierre et William partagent une vision à part de la modernité figurative en ce début du XXè siècle et des liens d'amitié forts avec les artistes qu'ils choisissent.

Si aujourd'hui la collection Singer est répartie sur 4 sites, principalement en Norvège et aux Etats-Unis, c'est une chance pour le public français de pouvoir admirer à Troyes les joyaux de la collection dans le cadre de ce partenariat entre la Fondation Singer Laren située à l'est d'Amsterdam et le musée d'art moderne troyen. Cet échange a permis dans un 1er temps au public hollandais de découvrir quelques fleurons français à travers l'exposition "French Modernists"(19 avril-28 août) à Laren.

Penchons nous à présent sur cette "Modernité hollandaise" encore méconnue en France, dans un parcours découpé en 6 sections par la jeune commissaire Daphné Castano. La carrière artistique de William Singer et ses liens avec le peintre et sculpteur américain Martin Borgord avec qui il séjourne à Paris pour suivre les cours de l'Académie Julian puis les nombreux artistes de l'école de Laren (dont Anton Mauve, Jacob Dooijewaard, Arina Hugenholtz, Albert Neuhuys, Evert Pieters et Hein Kever) au moment de son installation avec son épouse dans ce village à partir de 1902, avant d'emménager dans le Nordfjord à Olden en Norvège découverte quelques années auparavant également avec Martin Borgord, explique ses goûts pour le paysage, loin de l'engouement de l'époque pour les impressionnistes français dont il refuse de s'entourer. William achète directement ses oeuvres auprès des artistes qu'il côtoie ou rencontre lors de ses voyages. Ce sont ainsi plus de 3000 peintures, sculptures et objets d'art qui intègrent la villa De Wilde Zwanen, la villa Dalheim (tableau de Jacob Dooijewaard) ou leur maison de campagne Nederheem à Blaricum transformée en galerie d'art et atelier, comme l'attestent les photographies de la 1ère salle. A noter que c'est Anna qui collectionne Rodin dont elle visite l'atelier à Meudon et l'hôtel de Biron en 1937 et acquiert à cette occasion Le Penseur, Eve et Tête de douleur. Ce début de parcours libellé "les Singer et l'art français" se répartit entre Marin Borgord (portrait de Mme Singer), Jacob Dooijewaard (dernier portrait de William Singer), 3 oeuvres signée de William dont une vue de son atelier à Laren, un représentant de l'Ecole de Barbizon : Charles-François Daubigny, Eugène Boudin, père de l'impressionnisme, Rodin comme il se doit et enfin, Henri Le Sidaner grand ami de William qui développe un impressionnisme pointilliste et romantique.

La 2è section "Les écoles de La Haye et d'Amsterdam" est une vraie découverte. Dans la lignée de l'Ecole de Barbizon les artistes de l'école de La Haye avec pour chef de file Jozef Isaraëls exaltent le plein air et des scènes rurales idéalisées. Mais face à la transformation du paysage suite à l'industrialisation naissante, deux tendances se dessinent : un repli vers la nature intacte (Albert Neuhuys, Anton Mauve très beau cavalier dans la grisaille de l'automne) ou au contraire la décision de se rendre à Amsterdam pour se rapprocher de ce développement urbain. George Hendrik Breitner d'abord passionné de photographie croque sur le vif des instantanés urbains ou des scènes plus précises comme la célèbre " Place du Dam" , l'audacieuse "Femme assise à moitié dénudée" ou l'élégante "Dame avec voile". Isaac Israëls, fils de Jozef, partage avec Breitner une passion pour Amsterdam et l'univers de la mode. Il se rapproche des ateliers des couturières et salons d'essayage tout en continuant à voyager à Paris notamment où il ouvre son propre atelier, boulevard de Clichy. Ses "midinettes" à leur pause déjeuner son un délice. Enfin Jacob Dooijewaard et sa vue animée du Westerpark, l'une des toiles préférées d'Anna est une invitation joyeuse lancée au spectateur face à ces vibrations de couleurs et de formes.

Les 3 et 4 è sections autour des arts graphiques et de l'Ecole de Laren permettent un éclairage sur Jan Toorop dessinateur de génie quasi inconnu chez nous ou Toon de Jong spécialiste de l'eau forte et ses vues romantiques des environs de Laren. Une certaine vision de la ruralité que partage le sculpteur Ed Jacobs, tandis que le pointilliste Ferdinand Hart Nibbrig documente les activités de la population (tisserand et paysan de Laren).

Les dernières sections sont consacrées aux avant-gardes néerlandaises nourries d'influences européennes, allemande notamment comme le Blaue Reiter ou Die Brücke (Gustave De Smet, Else Berg, Herman Kruyder, Johan Dijkstra, Hans van Norden) ou française avec la figure d'Henri Le Fauconnier dont le manifeste d'une nouvelle peinture "La sensibilité moderne et le tableau" retient toute l'attention de l'école de Bergen et du jeune cercle d'artistes "Le Signal". Le monumental triptyque "Songe du Vagabond"est l'un des moments clé de ce panorama. Je dois dire que j'ai été plus subjuguée par le Kees van Dongen de 1937 "Le chapeau bleu" offert aux Singer par leur marchand Joop Siedenburg (Frans Buffa & Fils, Amsterdam), ce qui mérite d'être souligné. Autre portraitiste fasciné par Paris et sa vie nocturne effrénée Jan Sluijters qui créé le scandale en choisissant des femmes de couleurs des anciennes colonies des Pays Bas, comme Tonia Stieltjes, "mulâtresse au châle rouge". Enfin l'abstraction géométrique qui précède l'éclosion de De Stijl, fait la part belle à d'autres artistes que Mondrian et tout aussi décisifs tels que Bart van der Leck "Composition", "le chat marchant" d'une grande rigueur formelle, Chris Beekman qui prône un style plus figuratif et accessible ou Adriaan Lubbers fortement inspiré par la vie moderne américaine "Times Square", 1953.

Vivre l'art de leur temps, une résolution incarnée par les Lévy dont vous pouvez découvrir au delà des grands peintres figuratifs, d'autres pans de la collection moins connus comme les somptueuses verreries de Maurice Marinot, les céramiques ou tapisseries (Derain, Matisse) et les arts dits primitifs dont certaines pièces proviennent de grands amateurs tels Ambroise Vollard ou Paul Guillaume. Un éclectisme éclairé qui continue d'inspirer et de rayonner, en Champagne et ailleurs.

Infos pratiques :

Une Modernité hollandaise, la collection Singer

jusqu'au 28 août 2016

Musée d'art moderne de Troyes, ville d'art et d'histoire

Catalogue aux éditions Snoeck, 175 pages, 26 €

Prochainement au musée : Expérience sonore, du 20 mai au 28 août, en partenariat avec le Centre d’Art Contemporain / Passages, une sélection d’une vingtaine d’oeuvres d’artistes contemporains (photographies, vidéos, installations …) des collections des trois FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain) de la nouvelle grande région Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine.

Musée d'Art moderne - Musées de Troyes

(programmation des différents musées)

Troyes est à 1h30 de la Gare de l'Est !