Francesca Cappelletti, professeur d'histoire de l'art à l'origine de l'exposition en 2015 au Petit Palais « Les Bas-Fonds du Baroque, la Rome du vice et de la misère », spécialiste du Caravage a eu l'idée de se concentrer sur les années romaines du maître du clair obscur et ses rivalités avec ses contemporains. Elle propose alors au conservateur en chef de Jacquemart André qui accepte de relever le défi.
Si Le Caravage a révolutionné la peinture, sa production étant limitée à une soixantaine de tableaux et le spectre retenu, étroit de 1593 à 1606, il a fallut toute la persuasion de l'institution parisienne qui possède une remarquable collection de chefs d'œuvre italiens pour mener à bien ce challenge.
Les 2 commissaires, Francesca Cappelletti et Pierre Curie, ont ainsi obtenu des prêts exceptionnels pour parvenir à rassembler dix originaux du Caravage confrontés à vingt et un de ses contemporains : le Cavalier d'Arpin, son maître à son arrivée à Rome, Giovanni Baglione, Bartolomeo Manfredi, Orazio Gentileschi,.. tour à tour amis ou rivaux.
De tempérament belliqueux, le Caravage se verra contraint de fuir Rome à la suite du meurtre de son partenaire de Jeu de Paume, Ranuccio Tomassoni. Condamné à mort par contumace il trouvera refuge chez l'un de ses protecteurs et mécènes, le duc Muzio Sforza Colonna à Paliano, dans le sud du Latium. Cette vie mouvementée ajoute à sa légende et mort prématurée d'épuisement à 38 ans sur une plage de Porte Ercole en Toscane, loin des ors des palais romains. Mort toujours entourée de mystère.
Si 3 ans de préparation ont été nécessaires pour un budget de 1,5 millions d'euros financés par Culturespaces, opérateur culturel de Jacquemart André, le résultat sur une scénographie d'Hubert Le Gall est époustouflant.
Dès le début du parcours le ton est donné avec Judith décapitant Holopherne (1598) du Palais Barberini de Rome. Si ce motif remporte un vif succès à la fin du Cinquecento, c'est à cause de l'interprétation magistrale qu'en fait le peintre lombard. Construisant la scène comme au théâtre il oppose deux mondes, Holopherne succombant et la jeune héroïne accompagnée de sa vieille servante. Judith, une jolie courtisane, semble presque absente face à cette décapitation, sa blouse blanche immaculée, tranchant avec le sang versé et le rouge de la tenture, preuve de cette quotidienneté que le maître érigera en sacré. Orazio Gentileschi et Carlo Saraceni brillants interprètes du thème amorcent les débuts du caravagisme, tandis que Orazio Borgianni avec David et Goliath, se place en rival.
Autre inédit de taille, le Joueur de luth (1595), seul Caravage du musée de l'Ermitage de Saint-Pétersbourg, commandé par le marquis Vincenzo Giustiniani, protecteur important. Ce jeune homme à la pause alanguie et la chemise entrouverte lance comme une apostrophe au spectateur soulignée par cet éclairage latéral qui est la marque de fabrique de l'artiste. C'est surtout dans la nature morte considérée à l'époque comme un genre mineur que le peintre s'illustre, cherchant à donner "une véracité aux objets de la nature", fleurs, fruits, papier à musique et instruments entourent le personnage. Bartolomeo Cavarozzi avec "La douleur d'Aminte"reprend ce motif du jeune chanteur mélancolique accompagné d'une somptueuse "Nature morte à la corbeille de fruits".
Avec "Le jeune Saint Jean-Baptiste au bélier" (1602), le Caravage rompt encore davantage avec l'iconographie traditionnelle. Le Saint est représenté en un adolescent moqueur enlaçant de ses bras, non pas un agneau mais un bélier cornu. Sa posture volontiers lascive suggère une sensualité rehaussée par cette nudité offerte au regardeur. Dans la même salle est mis en écho le "Saint Jean Baptiste tenant un mouton" de Bartolomeo Manfredi (musée du Louvre) qui souligne l'extraordinaire postérité de ce motif auprès des suiveurs du Caravage.
Dans la section suivante dédiée à ses contemporains et rivaux, l'Ecce Homo (1605 ?) du musée de Gènes a une place à part, résultant d'un concours lancé par Massimo Massimi opposant le lombard aux peintres Cigoli et Passignano. Même si Cigoli l'emporte la passion du Christ du Caravage opère une révolution sans précédent avec cette composition mi corps où toute la lumière est faite sur le torse du condamné, tandis que Pilate barbu vêtu de noir, prend véritablement à témoin le spectateur, posture tout à fait inhabituelle.
Avec le "Souper à Emmaus" (1606) de la Pinacothèque de Milan une nouvelle étape stylistique est franchie. Le Caravage, en cavale après le meurtre de Tomassoni se livre à une vision plus tragique et ténébreuse des Pélerins, de même avec le "Saint François en méditation" (vers 1606) du musée de Crémone, d'une grande densité psychologique. Comme si l'artiste s'identifiait à ce martyre.
Dernier coup de génie du parcours, offrir dans la dernière salle un dialogue inédit entre les deux Madeleine pénitentes, la Madeleine dite "Klain" et sa jumelle la "Madeleine Gregori", encore jamais exposée en Europe. Sainte ou pécheresse, ivre ou endormie, le trait réduit à l'essentiel souligne les sentiments contradictoires vécus par cette figure dont l'extase est soulignée par les courbes abandonnées et l'épaule nue. L'ancienne courtisane se laisse aller à une ivresse qui n'a de mystique que le nom et préfigure les saintes en extase du Bernin.
Avant-gardiste, rebelle et tourmenté, le génie du Caravage s'il demeure essentiel pour le futur Caravagisme européen avec des représentants comme Georges de la Tour, José de Ribera, Rembrandt..continue d'influencer des artistes de générations plus proches, telle avec Cindy Sherman qui se personnifie au "Petit Bacchus malade". Malgré tout, le sulfureux Caravage n'en reste pas moins incompris. C'est donc tout le mérite de cette exposition de se concentrer sur ses années décisives à Rome, porteuse d'une incroyable révolution.
Infos pratiques :
Caravage à Rome, amis et ennemis
jusqu'au 28 janvier
Musée Jacquemart André